L'existence humaine est une interaction constante entre soi, le familier, et ce qui est différent, étranger : l'Autre. Qu'il s'agisse d'un corps aux traits dissemblables, d'une psyché aux réactions imprévues, d'une culture aux codes déroutants, d'une civilisation lointaine, d'une population génétiquement distincte, d'une intelligence d'une autre nature, ou même de concepts immatériels comme l'âme, Dieu ou les anges, l'Autre se présente à nous comme un territoire à appréhender. Or, face à cette altérité, souvent complexe et partiellement inaccessible, notre outil principal de compréhension n'est pas seulement l'observation rationnelle, mais puissamment l'imaginaire.
L'imaginaire n'est pas simple fantaisie ; c'est le mécanisme mental par lequel nous construisons des représentations du monde, remplissant les lacunes de notre connaissance directe par des symboles, des récits, des peurs et des désirs projetés. Confronté à l'Autre, particulièrement lorsqu'il est radicalement différent ou inconnu, l'imaginaire entre en jeu pour donner forme à cette étrangeté. Il catégorise, simplifie, et souvent, projette nos propres caractéristiques, qu'elles soient positives (idéalisation, exotisme) ou négatives (peur, menace, infériorité).
Les mécanismes sont limpides : face à un corps étranger, l'imaginaire peut en accentuer les différences physiques, créant des stéréotypes réducteurs. Face à une psyché différente, nous lui attribuons des intentions ou des émotions basées sur nos propres références, parfois à tort. Une culture inconnue sera souvent comprise (ou mal comprise) à travers le prisme de nos propres valeurs et normes, créant des narratifs qui justifient notre supériorité ou notre méfiance. Même les concepts spirituels ou divins, par nature insaisissables, sont appréhendés et "vus" par l'imaginaire humain, qui leur prête des formes, des intentions, des caractéristiques anthropomorphiques ou symboliques.
L'imaginaire agit ainsi comme un filtre puissant. Il rend l'Autre mentalement gérable, le ramenant à des catégories connues, même si ces catégories sont des créations de notre esprit et non la réalité de l'Autre. Ce processus est à la fois nécessaire – car nous ne pouvons pas appréhender le monde dans toute sa complexité brute – et potentiellement dangereux. Danger de la simplification excessive, qui ignore la richesse et la diversité individuelles au sein d'un groupe ; danger de la projection, qui attribue à l'Autre nos propres ombres ; danger de la construction de récits qui justifient le rejet, la discrimination, voire la violence.
Comprendre le rôle central de l'imaginaire dans notre appréhension de l'Autre est donc crucial. Cela permet de prendre conscience que notre "vision" de l'autre n'est pas une connaissance objective, mais une construction mentale teintée de nos propres expériences, craintes et désirs. Convaincre de cette vérité fondamentale, c'est ouvrir la voie à une rencontre plus authentique avec l'Autre. Une rencontre qui commence par la reconnaissance de nos propres mécanismes imaginaires, pour tenter ensuite de percevoir l'altérité non comme un simple miroir déformant de nous-mêmes, mais dans sa propre singularité, sa propre complexité et son irréductible étrangeté. C'est un chemin exigeant, qui demande de dépasser nos constructions immédiates pour s'ouvrir à l'inconnu sans le réduire d'emblée à ce que l'on croit déjà savoir.